L’industrie du luxe, entre nouvelles expériences et recherche d’audace
Le luxe et son industrie sont d’une grande importance dans l’économie mondiale, et la France est en première ligne sur ce sujet, avec des marques internationalement reconnues. Mais le contexte économique et l’évolution des générations et des mentalités touchent de plein fouet un secteur assez discret qui se retrouve dans l’obligation de suivre l’air du temps. Éclairage avec Hélène Le Léannec-Tahi, doctorante en marketing du luxe et chargée d’enseignement.
Comment se porte le secteur du luxe dans sa globalité ?
En ce qui concerne la France, la force du pays, ce sont ses marques. Lorsqu’on regarde les classements des marques les plus valorisées dans le monde, on a principalement des Françaises. C’est notre atout principal, et elles s’exportent très bien. Des marques comme Chanel, par exemple, continuent de faire vivre une grande partie de la filière d’artisanat d’art.
Sur l’évolution économique globale du
secteur, c’est assez varié. En
Europe, on a des prévisions qui sont timides, environ +1% sur
2025. On mise essentiellement sur le tourisme étranger. En Chine,
la situation est particulièrement difficile avec les régulations
effectuées par le gouvernement. On a un recul de ce marché.
Puis on a les États-Unis, qui restent le marché qui draine le
secteur, mais on reste toujours en suspens avec l'administration
Trump. C’est toutefois un secteur qui reste solide et continue à
progresser économiquement, mais nous ne sommes plus sur la
croissance de ces dernières années.
Ces
grandes marques ne sont-elles pas l’arbre qui cache la forêt d’un
secteur où beaucoup de petites entreprises connaissent des difficultés ?
Je
pense qu’il y a une véritable place pour l’ultra luxe, comme
l’artisanat d’art tel que la dentelle ou l’orfèvrerie. Elles
vont dans la dynamique de ce qui est recherché aujourd’hui, avec
le fait main et la précision. Maintenant, là où des difficultés
peuvent se présenter, c’est davantage sur des marques plus
«premium», et moins luxe. Comme dans le prêt-à-porter, où on est sur de l’entrée de gamme du luxe, une sorte d'entre-deux. On ne va pas avoir cette qualité de
conception qu'est celle du luxe. On va être sur une
fabrication en série et se heurter aux mêmes
difficultés que le prêt-à-porter classique. Ce sont
ces marques premium qui sont directement impactées par la crise de
la consommation et l’inflation.
Le luxe s'est-il mis au diapason des idées marketing qui évoluent
avec les réseaux sociaux ?
Il y a eu une vraie évolution. Au début des années 2000, le luxe a été réticent à s’approcher d’Internet et du e-commerce, de cette évolution qui était en marche. Justement, parce que le luxe, par définition, va chercher à se distinguer de la masse. Puis, les marques y ont trouvé leur intérêt, car une marque de luxe entretient un lien émotionnel fort avec son audience. Or les réseaux sociaux aujourd’hui sont le moyen privilégié pour entretenir un lien avec son audience.
Maintenant,
les marques de luxe sont devenues innovantes dans ce qu’elles
proposent comme contenu pour pouvoir rester en contact avec leur
communauté. Les réseaux sociaux et tous les outils digitaux
permettent aussi d’amplifier l’expérience, d’aller vers des
expériences de plus en plus immersives. Par exemple, les défilés
de mode sont attendus comme une grand-messe. Et c’est vécu en
physique, mais surtout en digital par toute une communauté. Cette digitalisation va permettre de créer des expériences extraordinaire pour tout une communauté, même
au-delà des consommateurs.
Le
marché a-t-il connu d’autres évolutions dernièrement ?
Le luxe traverse une période assez particulière. Il y a
eu, après le Covid, un rebond de cette industrie, une envie de
re-consommer et le marché s’est très bien porté pendant
deux ou trois ans. Et puis, depuis 2024, il y a eu une baisse de 50 millions
de consommateurs, notamment des jeunes générations. Les prévisions
sont un peu meilleures pour 2025-2026, mais restent timides. Mais il
y a une solidité de ce secteur. Il n’en demeure pas moins qu’il y a un
certain nombre de mutations qui vont être nécessaires, car les
consommateurs du luxe changent. Nous sommes sur une transition
générationnelle et la génération Z, surtout, développe des
aspirations complètement différentes de celles des générations précédentes.
Elle accorde davantage d’importance à la
fois à l’expérience, mais aussi au maintenant, à la réalité
davantage qu’au rêve. Une vraie rupture est en train de se faire. Et les marques de
luxe s’en sont rendues compte. Le luxe statutaire et ostentatoire représentent des valeurs auxquelles la génération Z se rattache assez peu, ou différemment. On va être davantage sur des
notions de plaisir, d’hédonisme, que d’ostentation. Les marques de luxe doivent
continuer à faire rêver, c’est ce qui est au cœur de leur
business model, mais doivent aussi s’adapter à ces mutations-là.
Ont-elles compris ces mutations, notamment en ce qui concerne la nouvelle
génération ?
Certaines marques l’ont compris mieux que d’autres. Comme Hermès par exemple, qui a un vrai alignement avec les jeunes. C’est une marque qui a compris que l'on pouvait créer du rêve à partir de choses très concrètes, très ancrées. Hermès va beaucoup valoriser le savoir-faire artisanal, le geste, avec des choses très authentiques. La nouvelle génération se reconnaît là-dedans puisqu’elle est surinformée : elle sait ce qu’est le marketing, elle sait comment cela fonctionne et aussi à quel moment on ne lui dit pas la vérité. Une marque comme Hermès, car elle est constante et va montrer ce qui est vrai, va davantage créer du lien.
D’autres marques vont prendre le contrepied et comprendre que les jeunes consommateurs sont en recherche de sensations fortes, de nouveautés, de changements. Elles vont aller du côté des égéries, des ambassadeurs, des contenus qui changent assez fréquemment… Les marques qui comprennent l’air du temps sont celles qui ont compris que cette nouvelle génération de consommateurs est extrêmement diverse, parfois contradictoire : on va aller vers un besoin très fort d’authenticité à une envie de sensationnel. Les marques qui réussissent aujourd’hui sont celles qui ont un vrai parti pris et une véritable audace.
Le luxe expérientiel, une nouvelle façon de consommer
Le secteur du luxe évolue, et pour amener une nouvelle génération qui le voit d’une manière différente de celle de ses aînés, l’industrie se penche sur le «luxe expérientiel». Le principe est simple pour Hélène Le Léannec-Tahi : «On ne va pas venir simplement acheter un produit pour satisfaire un besoin statutaire ou d’estime de soi : on va chercher à vivre une expérience du luxe. Cela va au-delà des frontières du produit et de la boutique. L’expérience du luxe va devenir quelque chose de plus sensible». Par exemple, des marques créent des «espaces d’expression», où se mêlent la marque, des artistes et des clients. Cela vient «transcender la dimension uniquement consumériste». C’est ce que fait la maison Chanel par exemple, qui «fait entrer la maison dans l’héritage culturel français en rappelant la proximité de Gabrielle Chanel avec le monde littéraire. On reste fidèle à l’identité de la marque et on fait vivre une expérience qui sort du périmètre de la consommation».