Entreprises
« La déconnexion ne peut pas reposer sur la seule responsabilité individuelle »
Hyperconnexion, charge mentale numérique, brouillage des frontières vie pro /vie perso… La déconnexion reste un angle mort dans de nombreuses organisations. La FIRPS (Fédération des intervenants en risques psychosociaux) alerte : l’hyper-connexion est un facteur de risques psychosociaux. Isabelle Tarty, sa présidente, met en garde contre une régulation laissée aux seuls individus et plaide pour une responsabilité collective assumée par les entreprises.

Le dernier rapport de Microsoft de juin 2025 confirme une dérive inquiétante du monde du travail connecté ?
Effectivement, les chiffres sont assez inquiétants. Ce rapport international montre que 40 % des salariés se connectent dès 6 h du matin, 117 e-mails et 153 messages Teams sont envoyés chaque jour, 16 % des réunions se tiennent après 20 h, un tiers des collaborateurs restent connectés à 22 h, et près de 20 % répondent à leurs mails professionnels le dimanche. La journée de travail n’a plus de limites. L’attention est fragmentée, le stress s’accumule et la santé mentale des salariés en paie le prix.
Le droit à la déconnexion a été consacré dans la loi El Khomri dès 2016. Près de dix ans plus tard, est-il réellement appliqué dans les entreprises françaises ?
Pour mémoire, la loi impose aux entreprises de plus de 50 salariés de formaliser une charte pour encadrer l’usage des outils numériques. Il concerne tous les salariés, y compris les cadres et les télétravailleurs. Ce droit a été un signal fort, mais il reste, dans les faits, très inégalement appliqué. Depuis la crise sanitaire et l’essor du télétravail, l’hyperconnexion s’est accentuée. On observe aujourd’hui une forme de banalisation : les salariés reçoivent des e-mails le soir, le week-end, pendant les vacances, sans que cela ne suscite plus vraiment d’alerte. Pire, beaucoup n’en ont même pas conscience. Et cette charge numérique, insidieuse, a des effets bien réels sur la santé mentale et l’équilibre personnel.
Concrètement, quels signaux vous alertent ?
On les observe dans les diagnostics psychosociaux que mènent les cabinets membres de la FIRPS. Les salariés évoquent souvent une angoisse à l’idée de revenir de congés et de se retrouver noyés sous les messages. Certains finissent par trier leurs mails pendant leurs vacances pour éviter d’y passer trois jours à leur retour. Ce sentiment d’urgence permanent, cette pression de devoir répondre immédiatement, génèrent du stress chronique. Et ce n’est pas limité aux mails : les réunions Teams, les échanges sur WhatsApp ou d'autres outils de messagerie interne viennent alimenter cette surcharge.
Est-ce vraiment un enjeu organisationnel ou reste-t-on sur une gestion personnelle du temps de travail ?
C’est bien là tout le problème : on considère encore trop souvent que c’est au salarié de s’autodiscipliner, alors qu’il s’agit avant tout d’un sujet d’entreprise. Il faut sortir de cette logique individualisante. La responsabilité ne peut pas être uniquement celle de la personne qui « choisit » de ne pas lire ses mails en vacances. Les entreprises doivent poser un cadre clair, incarner des pratiques exemplaires et former à la gestion des flux numériques. L’exemplarité managériale est cruciale. Un mail envoyé à 19h, même sans attendre de réponse immédiate, reste un message implicite.
Est-ce que certaines entreprises vont plus loin dans la régulation ?
C’est le rôle de l’employeur de poser des limites, ce que la loi sur la déconnexion l’autorise à faire. Certaines entreprises mettent en place des blocages d’envoi de mails en dehors des heures de travail. Mais au vu de cette étude, certes internationale, on peut se demander si les entreprises incitent au respect de la loi. Il existe des initiatives intéressantes, comme des chartes de bonnes pratiques, des blocages d’accès aux mails sur certaines plages horaires ou la désactivation temporaire des boîtes mails pendant les congés. Mais ces exemples restent rares. Beaucoup d’entreprises ont agi au moment de la loi El Khomri, puis ont relâché leur vigilance, notamment après la pandémie. Pourtant, ce serait le moment d’y revenir, d’autant que la santé mentale est redevenue une priorité RH.
Quels leviers concrets recommandez-vous aux dirigeants et DRH ?
À la FIRPS, nous préconisons une régulation responsable, structurée autour de trois piliers : prévenir, former, accompagner. Cela commence par une analyse fine des pratiques de connexion, via des questionnaires, des baromètres internes, des groupes de discussion. Il faut comprendre les usages réels pour agir. Ensuite, il faut former à la sobriété numérique et sensibiliser l’ensemble des collaborateurs aux bonnes pratiques : fixer des horaires clairs et faire respecter les temps de repos numériques en limitant les mails en dehors des heures ouvrables, éviter les « Répondre à tous », organiser les flux, etc. De la même manière, il faut encadrer le télétravail, avec des règles partagées et équitables, et maintenir des temps collectifs réguliers lorsqu’on y recourt. Cela passe par une intégration de l’hyperconnexion dans le Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP). Enfin, accompagner les cas individuels de surcharge et proposer des dispositifs de soutien psychologique accessibles 24/7, en insistant sur leur accessibilité.
Le rôle des managers est-il déterminant ?
Absolument. C’est eux qui donnent le ton. Certains programment leurs mails pour éviter les envois hors horaires, d’autres ajoutent une mention « Ne traitez ce message qu’aux heures ouvrables ». Mais l’intention ne suffit pas. Il faut s’assurer que le message est compris, partagé, et que les pratiques suivent. L’entreprise doit construire une culture de la déconnexion, claire, assumée et cohérente. C’est d’autant plus nécessaire dans les organisations hybrides, où les frontières entre vie pro et perso sont devenues poreuses. Il faut également outiller les managers pour détecter les signaux faibles.
L’IA peut-elle aider à filtrer ce trop-plein ?
Je suis très réservée. L’intelligence artificielle peut sans doute trier, prioriser, rédiger plus vite. Mais elle risque aussi de multiplier les échanges. Et elle ne remplacera jamais une régulation humaine du rythme de travail. Je prends souvent l’exemple des plateformes téléphoniques juridiques : l’IA filtre les appels simples, mais laisse les juristes traiter en rafale les cas les plus complexes, sans respiration possible. C’est un changement de charge, pas une réduction.
Que peut-on faire, à l’approche des vacances, pour favoriser une vraie coupure ?
C’est le bon moment pour rappeler que les congés ne doivent pas être contaminés par le travail. Cela passe par l’organisation des relais internes, par des messages clairs aux équipes, et par la reconnaissance du droit à la déconnexion comme un droit réel, pas symbolique. Et surtout, ne pas reprocher à un salarié de ne pas avoir répondu pendant ses vacances. Cela devrait être évident — mais ce ne l’est pas toujours.
Un dernier mot aux dirigeants et DRH ?
Ne sous-estimez pas l’impact de l’hyperconnexion sur la santé de vos équipes. Interrogez-les, écoutez-les, ajustez vos pratiques. Ce n’est pas qu’un sujet de bien-être : c’est un enjeu de performance durable.
Hyperconnexion : Quelles conséquences concrètes sur la santé ?
L’hyperconnexion génère surcharge cognitive, fatigue, troubles du sommeil, isolement et désengagement progressif. Elle fragilise les collectifs de travail et accroît les inégalités. Mais ces troubles liés à l’hyperconnexion ne sont pas toujours identifiés comme tels. Peu de salariés appellent une ligne d’écoute en disant « je souffre d’hyperconnexion ». Pourtant, celle-ci est souvent à l’origine de stress, d’épuisement, voire de burn-out. Elle brouille aussi les relations interpersonnelles : malentendus par écrit, absence de temps de récupération, tensions autour de la disponibilité attendue… La charge mentale s'accumule silencieusement.