Entreprises
Santé mentale : les cadres au bord de la rupture silencieuse
Pression, objectifs, hyperconnexion, manque de reconnaissance... une étude inédite de l’Apec révèle que près d’un cadre sur trois présente aujourd’hui les signes d’une santé psychologique dégradée. Le point.
Travailler sous tension est devenu la norme pour 41 % des cadres, contre seulement un quart des autres salariés. L’étude de l’Apec, Association pour l’emploi des cadres, sur la santé mentale des cadres* pointe des journées rallongées, une surcharge de dossiers et des objectifs souvent inatteignables. Résultat : 32 % d’entre eux déclarent ressentir fréquemment stress, épuisement, irritabilité, anxiété ou déprime. Les femmes et les jeunes sont les plus exposés : 34 % des premières et 36 % des moins de 35 ans disent subir une santé mentale dégradée. Cette pression ne s’arrête pas aux portes du bureau. Plus de six cadres sur dix affirment penser à leur travail en dehors des horaires, et trois sur quatre reconnaissent emporter régulièrement leurs dossiers ou leurs préoccupations à la maison. La porosité croissante entre vie professionnelle et personnelle, accentuée par le télétravail, la flexibilité des horaires et la surexposition aux notifications numériques favorise une hyperconnexion permanente.
Managers vulnérables
Les managers apparaissent comme les premiers touchés par ce déséquilibre. Pris entre leurs propres objectifs –produire, contrôler, animer, fédérer, etc.–, et la responsabilité du bien-être de leurs équipes, ils incarnent une double vulnérabilité. Près de 60 % d’entre eux disent ressentir un stress intense dans leur travail. En cause ? La surcharge de travail. Et près de la moitié (47%) estiment que les difficultés psychiques de leurs collaborateurs affectent directement leur propre santé mentale. Souvent, ces managers se retrouvent démunis : 65 % indiquent avoir du mal à repérer les signes de souffrance psychique chez leurs collaborateurs et 69 % peinent à trouver des solutions adaptées. En l’absence d’outils concrets, beaucoup « bricolent » des réponses de terrain : écoute, réorganisation des tâches, ajustement d’objectifs ou télétravail ponctuel. Mais ces initiatives individuelles trouvent vite leurs limites quand la surcharge structurelle du travail n’est pas traitée en amont.
Côté employeurs, la prise de conscience progresse mais reste inégale. Si un quart des cadres jugent leur entreprise réellement engagée sur le sujet, la majorité estime que les actions menées se limitent à de la communication ou à des initiatives symboliques : ateliers bien-être, séances de relaxation ou aménagements d’espaces. Peu d’organisations agissent en profondeur sur les causes du mal-être : organisation du travail, rythme des projets, management vertical, manque d’effectifs. En outre, la crainte de la stigmatisation freine encore la parole. Plus d’un tiers des cadres hésitent à évoquer leurs difficultés, de peur de passer pour fragiles ou peu fiables.
« Une identité cadre » à tenir
Chez les managers, cette autocensure est encore plus marquée : 57 % pensent qu’un responsable qui parle de ses problèmes perd en légitimité ou encore que cette démarche peut nuire à leur évolution professionnelle (pour 39% d’entre eux). Convaincus que pour réussir, il faut « se dépasser dans son travail », huit cadres sur dix considèrent qu’il est important de toujours repousser ses limites. Cette « identité cadre » entretient un cercle vicieux : par peur de faillir ou d’être jugé, beaucoup préfèrent redoubler d’efforts plutôt que lever le pied. Malgré leur grande vulnérabilité, les managers se retrouvent fréquemment en première ligne sans accompagnement suffisant. Près d’un sur deux affirme n’avoir bénéficié d’aucune mesure de soutien lorsqu’il a lui-même traversé une période de détresse psychologique. Faute de formation, ils peinent à détecter, écouter et orienter leurs collaborateurs. Certains experts parlent même des « grands oubliés » de la santé psychosociale.
Pourtant, la prévention passe d’abord par eux. En améliorant leur formation à la détection des signaux faibles, en leur donnant plus d’autonomie décisionnelle et en instaurant une logique de vigilance partagée entre managers, RH et direction, les entreprises pourraient mieux protéger l’ensemble de leurs cadres. Pour l’heure, l’étude montre que les managers « bricolent » des stratégies individuelles pour répondre à leurs collaborateurs en souffrance.
Si le sujet émerge dans le débat public, il reste largement tabou dans les organisations. Oser dire que l’on va mal demeure perçu comme une faiblesse. Les experts appellent à une déstigmatisation profonde : reconnaître qu’un cadre peut flancher sans perdre sa légitimité. Pour l’Apec, il s’agit d’un enjeu stratégique autant qu’humain. Car la santé mentale dégradée n’est pas qu’une souffrance individuelle : elle pèse sur la performance collective, la fidélisation et l’attractivité des entreprises.
* Enquête réalisée à partir d’entretiens individuels auprès de managers menés en mai 2025, d’une enquête en ligne auprès de 2 000 cadres salariés du secteur privé, en juin, et d’interviews d’experts entre avril et juillet 2025