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Vingt ans après, le souvenir de Zyed et Bouna au cœur de Clichy-sous-Bois

En octobre 2005, la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois déclenchait une vague d'émeutes entrée dans l'Histoire. Vingt ans après, la ville est métamorphosée mais des jeunes du même âge s'y demandent encore si eux aussi ne pourraient pas...

Des fleurs déposées près d'une plaque érigée à la mémoire de Bouna Traoré (d) et Zyed Benna, deux adolescents décédés en fuyant la police le 27 octobre 2005, à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre 2015 en Seine-Saint-Denis © Joël SAGET
Des fleurs déposées près d'une plaque érigée à la mémoire de Bouna Traoré (d) et Zyed Benna, deux adolescents décédés en fuyant la police le 27 octobre 2005, à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre 2015 en Seine-Saint-Denis © Joël SAGET

En octobre 2005, la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois déclenchait une vague d'émeutes entrée dans l'Histoire. Vingt ans après, la ville est métamorphosée mais des jeunes du même âge s'y demandent encore si eux aussi ne pourraient pas courir un jour, "par peur de la police".

A 17 kilomètres de Paris, Clichy-sous-Bois est jeune, très jeune: 40% de ses 30.000 habitants n'ont pas encore 20 ans.

La plupart des adolescents rencontrés dans différents quartiers connaissent pourtant l'essentiel du drame du 27 octobre 2005 quand, après avoir été coursés par des policiers, Bouna Traoré, 15 ans, et Zyed Benna, 17 ans, se cachèrent dans un site EDF et y furent électrocutés. 

Serrés sur un banc devant l'Hôtel de ville, se taquinant tout en scrollant sur leur téléphone, trois amis passent de la joie à la gravité à leur évocation.

"Ils étaient comme moi, ils aimaient le foot, ils travaillaient à l'école, le collège où je vais", dit Karamoko, né il y a 15 ans en Seine-Saint-Denis de mère mauritanienne et père sénégalais, le regard limpide derrière des lunettes stylées. "Ils ont eu peur de la police, ils ont fui. Je crois que j'aurais fait pareil mais que je ne me serais pas réfugié là".

Cet après-midi de vacances scolaires de 2005, la police est appelée pour une suspicion de vol par des enfants sur un chantier - qui n'a en réalité pas eu lieu. 

Des agents pourchassent alors des adolescents qui se sont dispersés à leur vue, bien qu'ils n'aient rien à se reprocher, à leur retour d'un match de foot dans une ville voisine, faute de stade dans la leur. 

Paniqués, trois des ados vont jusqu'à escalader les hautes clôtures d'un site EDF, se cachent une demi-heure dans un local à haute tension. Des décharges de 20.000 volts seront mortelles.

Vingt ans après, l'histoire de Zyed et Bouna "fait toujours mal au coeur", dit Sacha, 17 ans, devant son lycée qui s'allonge à moins de 300 mètres du tout premier commissariat de police de la ville, inauguré en 2010.

Si Sacha et Michael n'ont pas eu affaire aux policiers, et vante "la bonne ambiance" d'une ville "où on est tous ensemble", leur ami Bulent a subi plusieurs contrôles: "aujourd'hui encore il y a beaucoup de discriminations", dit-il. "Si les +keufs+ voient des Blancs, ils ne vont pas les contrôler, mais le feront si ce sont des Arabes ou des Noirs".

"Courir par peur de la police, ça pourrait encore arriver", glisse Safiatou, 17 ans, à leurs côtés.

Plus loin, Stanley, 14 ans, raconte son "seul rapport avec la police" avec un reste d'étonnement inquiet: "On sortait des cours, les policiers nationaux ont sauté sur nous et même plaqué mon pote. Ils ont laissé repartir les Blancs, n'ont contrôlé que des Noirs et des Arabes".

Face aux hautes tours de la cité du Bois-du-temple récemment rénovées, Adem, 15 ans, dit, lui, avoir "confiance" dans la police. 

"Mais il y a toujours des policiers qui font des bavures, on le voit sur les réseaux, et le réflexe des jeunes, ça peut être de fuir pour éviter ça. Moi en tout cas je ne courrais pas. Mes parents m'ont dit de ne surtout pas courir".

La révolte a commencé là

La mort de Zyed et Bouna puis le fait que les autorités aient d'abord nié la réalité de la course-poursuite en évoquant à tort une tentative de cambriolage, servirent de détonateurs aux émeutes.

Elles ne durèrent que quelques nuits à Clichy-sous-Bois mais trois semaines dans le pays, finalement placé sous état d'urgence. Fin 2005, un rapport des renseignements généraux décrivait "une révolte populaire des cités, sans leader".

Au cœur du quartier du Chêne-Pointu où tout commença, d'ex-émeutiers s'en souviennent comme d'un point de bascule dans leur vie. 

Même s'ils n'habitent plus la ville, plusieurs se rassemblent souvent en fin de journée sur un parking, pour discuter ou fumer ensemble. "C'est notre zone de confort, d'anciens +jeunes du béton+", dit Fiston Kabunda, 44 ans, aujourd'hui employé de la mairie. 

Le 27 octobre 2005, devant la barre voisine, ils virent revenir Muhittin, rescapé du transformateur, brûlé, vêtement déchirés. "On a dit +Eh, petit, qu'est-ce qui se passe ?+ Il a répondu que les deux autres étaient coincés là-bas dans le transfo, que les keufs les avaient coursés", raconte anonymement Paul, 40 ans, gérant de salon de coiffure.

Fiston fut alors celui qui appela les pompiers.

"Quand les corps ont été sortis du transfo, nos cœurs ont explosé", résume Paul. Plus tard, "la première voiture de police remontée dans le quartier a été caillassée. La révolte a commencé là, devant la barre où Zyed habitait".

"Il fallait qu'on casse, qu'on brûle, on ne savait plus comment exprimer notre colère, on s'est exprimés avec les codes de la rue", assume Fiston.

Plusieurs voix résument "le sentiment" dominant alors: "c'était +l'Etat nous délaisse, donne les pleins pouvoirs aux forces de l'ordre pour nous rabaisser, nous faire comprendre qu'on n'est rien chez eux+". Le contexte, ajoute Paul, "c'était (le ministre de l'Intérieur Nicolas) Sarkozy qui voulait nettoyer les cités +au karcher+ et parlait de +la racaille+, toute la tension entre la banlieue et, disons, la classe dirigeante".

Filles et fils de la République

Le 14 novembre 2005, trois jours avant la fin des émeutes, le président Jacques Chirac déclarait solennellement: "Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles (...) qu'ils sont tous les filles et les fils de la République". Appelant à combattre "le poison" des discriminations", il évoquait aussi "l'urbanisme inhumain" des cités.

Plus d'un milliard d'euros auront été dépensés localement en vingt ans pour de vastes programmes de "renouvellement urbain", selon le maire (divers gauche) de Clichy-sous-Bois, Olivier Klein (ex-ministre de la Ville en 2022-2023).

"Le premier programme Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine) avait été signé en décembre 2004, avant la mort des deux enfants. Mais après les révoltes de 2005, plus personne ne pouvait ignorer que dans ce pays il y avait des lieux d'extrême fracture sociale territoriale, dans lesquels il fallait investir de manière très, très importante", commente M. Klein, évoquant aussi l'arrivée du métro prévue en 2027, "qui aurait été probablement inatteignable si les projecteurs n'avaient pas été braqués sur ces quartiers-là".

Les jeunes Clichois sont aujourd'hui nombreux à dire que la ville a "changé en bien", listant les nouveaux équipements - tramway, stades, terrains de sports, piscine, bibliothèque, Maison de la jeunesse... et l'impressionnant conservatoire d'où s'échappent des notes de piano.

Restent les vastes copropriétés ultra-dégradées du Chêne-Pointu - décor en 2018 du film de Ladj Ly "Les Misérables" - également promises à de prochaines démolitions-reconstructions. 

"Les émeutes ont-elles servi ? Oui et non... La ville et la jeunesse venue après ont quand même eu quelque chose de gratifiant, des infrastructures et tout", admet Paul, pour qui le sentiment d'abandon s'est dissipé mais pas celui de discriminations latentes envers les banlieusards enfants d'immigrés.

"Ici, c'est le bas Clichy: il y a toujours le même cycle de pauvreté", constate aussi Fiston, la ville restant décrite par la Cour des comptes comme "la troisième commune de France continentale la plus pauvre". 

Lui, insiste sur des "soucis encore avec les forces de l'ordre qui ne sont pas du département ni d'Ile-de-France", et "le délit de faciès qui existe toujours".

Le lien police-population

Cependant, la ville "ne demande pas moins de police mais davantage", selon la mairie, quand des habitants déplorent toujours du "business" (trafic de stupéfiants) au pied des immeubles.

Au moins, "les émeutes dans tout le pays en 2005 avaient réveillé un peu les Français", conclut l'adolescent Adem: "Ce n'est pas de cette manière qu’il faut se rebeller, mais après tout ce bazar, il y avait eu une enquête, un procès", ajoute-t-il, tout en regrettant que deux policiers jugés neuf ans plus tard pour non-assistance à personne en danger n'aient pas été condamnés.

Quinze ans après l'inauguration du commissariat, présenté comme "un symbole du réengagement de l'Etat dans un secteur jusque-là éloigné de toute implantation policière", l'AFP n'a pas été autorisée à y rencontrer un interlocuteur. 

Mais la préfecture de police (PP) souligne par écrit que "la police nationale conserve elle aussi un souvenir précis de ces événements (de 2005), des critiques qui ont accompagné son action, de ses blessés et des efforts déployés pour rétablir l'ordre".

"Bien qu'aucun policier actuellement en poste au commissariat" ne les ait vécus, "tous partagent la volonté qu'ils ne se reproduisent pas", ajoute la PP, assurant que la police nationale "s'est investie sans réserve pour reconstruire le lien police-population", notamment à travers son centre de loisirs jeunesse animé par des policiers volontaires.

En mémoire de Zyed et Bouna, un arbre sera planté lundi en face de leur collège, en présence de leurs familles, et l'association Au-delà des mots organisera le 2 novembre un tournoi sportif.

Pour le président de cette assocation, Samir Mihi, "le visage de la ville a énormément changé". Mais pour cet enseignant de 48 ans, "il reste pas mal de travail contre les discriminations et la précarité sociale".

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