Textile : «Des chefs d'entreprise brillants ont réussi à réinventer leur métier»
Olivier Ducatillion est président de l'Union des industries textile (UIT) France et dirigeant associé de la société centenaire de tissage de lin Lemaître Demeestere, à Halluin. Il dresse un portrait plein d'espoir mais sans complaisance du secteur.

Quelle est la spécificité de la région dans le domaine textile ?
OD. Notre particularité – et c'est l'une de nos forces –, c'est d'avoir toute la chaîne de valeur et un solide écosystème en termes de R&D, d'innovation et de formation. Il n'y a que les Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes qui bénéficient de cette situation. Nous avons aussi la spécificité d'avoir des fibres naturelles sur le territoire.
Entre 2022 et 2023, les Hauts-de-France ont connu une hausse de 62% des défaillances dans le secteur du textile-habillement1. Qu'en est-il pour 2024 ?
Malheureusement ça n'a pas été beaucoup mieux. Mais ce n'est pas le cas que pour le textile ! Il faut absolument le rappeler : c'est un phénomène qui touche tous les secteurs au niveau national. Il faut également souligner que de 2015 à 2020, la filière a interrompu la spirale infernale de la destruction d'emplois. Mais depuis la guerre en Ukraine, le textile comme les autres branches souffrent terriblement. On a cumulé la hausse de l'énergie, l'inflation et la baisse de la consommation. Sans parler de la crise politique...
À quoi peut-on attribuer ce rebond 2015-2020 ?
En toile de fond, l'une des grandes caractéristiques du textile, c'est qu'alors que l'on aurait pu complètement s'écrouler et disparaître de la carte, nous avons su nous réinventer. Il est intéressant de voir que vous avez des entreprises qui au départ étaient des tisseurs, des filateurs, des tricoteurs traditionnels qui ont su réinventer leur métier pour devenir des leaders mondiaux sur des niches techniques. Parce qu'ils ont su réadapter leurs outils pour d'autres fonctionnalités.
Qu'en est-il de l'habillement ?
Il faut bien noter que l'habillement représente 35% de notre secteur, nous en sommes fiers, mais il est vrai que c’est surtout ce marché qui est en difficulté. Tout le reste, c'est une chaîne de valeur complète qui utilise le textile comme un matériau et qui développe des fonctionnalités sur des secteurs que l'on n'a pas forcément en tête comme la Défense, la santé, le sport, l'agriculture, la protection, l'automobile ou l'aéronautique. Tout cela concerne le textile en salle blanche, avec des technologies très pointues, nous avons des pépites sur le territoire sur ces secteurs-là. Dans le Nord, nous avons par exemple Cousin Surgery (spécialisée dans les implants pour la chirurgie, basée à Wervicq-Sud, ndlr) et bien d’autres. En résumé, à partir d'un savoir-faire, des chefs d'entreprises brillants ont réussi à réinventer leur métier. On ne parle pas assez du textile qui gagne ! On a également cette ambivalence, cette possibilité d'avoir de l'hyper innovation, de l'hyper technologique, mais aussi des métiers d'art, des gens qui perpétuent le savoir-faire.
Sur les choses plus classiques, vous avez vu la fermeture de nombreuses enseignes. Mais il faut savoir que des marques comme Camaïeu ou Kookaï ne font pas partie de notre univers directement. En revanche, ils avaient avec eux toute une chaîne de valeur, et c'est là que ça fait mal.
Quelles sont les causes de la fermeture de ces enseignes ?
Pour moi, il y a trois phénomènes majeurs. D'abord, le digital. Certains ont pris le virage et d'autres non, ou l'ont mal pris. Et puis, il y a un embouteillage sur le Net. Pourtant, on note un vrai mouvement de créations de start-ups. Et il faut avoir de l'audace pour se lancer aujourd'hui ! Il y a encore cinq ans vous aviez un bon produit, un bon référencement et vous arriviez à faire votre trou. Désormais, il faut mettre énormément d'argent. Le deuxième phénomène, c'est l'ultra fast fashion. Il est clair qu'elle a remplacé notre fast fashion traditionnelle. En 2024, Shein dépasse les trois milliards. Donc c'est colossal. Le troisième, c'est la seconde main. Vinted a pris une place incroyable. On ne peut pas contester le côté vertueux de la seconde main . Cependant, j’ai une équation simple : Shein + Temu + Vinted = Kookaï, Camaïeu, Pimkie… tous ceux qui ont disparu. Ce qui est clair, c'est que l'on ne gagnera jamais la bataille du prix. Donc surtout, il faut sortir de ces marchés où seul le prix est un critère.
Quid de l'appétence pour le fabriqué en France ?
Aujourd'hui, la difficulté est de savoir quelle est la part de la population qui a changé son comportement. Ces «X%» sont beaucoup venus en post-covid. Il y a eu une vraie prise de conscience. Après, il est vrai que l'on a cette chance en France d'avoir une énergie décarbonée. Et quand on produit en France – si en plus vous avez le bonheur de produire avec une matière qui pousse sur notre territoire comme c'est le cas du lin dans les Hauts-de-France –, vous avez des bilans carbone exceptionnels. Donc ça reste un atout considérable. Le message à faire passer, c'est que le made in France est bon pour le modèle social, et pour la planète. Mais ce qui est certain, c'est qu'il ne s'agit pas de culpabiliser ceux qui n'en ont pas les moyens.
Qu'est-ce que vous attendez de l'UE et des autorités ?
Il faut savoir que 80% du chiffre d'affaires de Shein en France passe totalement en dessous des radars. Pourquoi ? Parce qu'il y a une loi selon laquelle tous les colis d'une valeur inférieure à 150 euros ne sont pas contrôlés. Or Shein et Temu représentent 22% des colis postés dans le pays, sans appliquer nos normes, sans appliquer les droits de douane ! Avec la loi anti fast fashion, cela commence à bouger. On nous annonce cette révision des seuils de 150 euros début 2006. La base, c'est aussi la réciprocité des accords au niveau mondial. C'est la plus grande attente dans de nombreux secteurs : ne laissons pas entrer dans le pays des biens qui ne sont pas soumis aux mêmes règles que nous ! Il faut un traitement équitable sur les normes, les réglementations, les droits de douane. Pourquoi lorsque l'on vend dans certains pays (Inde, Brésil) la réciprocité ne fonctionne-t-elle pas, ce qui pénalise notre développement à l’international ? Sans compter ce qui potentiellement va être décidé aux États-Unis ? C'est de la concurrence déloyale, alors que c'est déjà compliqué, notamment au regard des charges. On se bat aussi sur la commande publique, en donnant priorité à la valeur ajoutée réalisée sur notre territoire. Le dernier enjeu, c'est de travailler sur l'attractivité et la formation. Il y a des métiers fantastiques. Cette capacité à produire des choses, cela fait sens ! Il y a eu une campagne nationale sur l'industrie, mais on vient de loin. Côté formation, nous travaillons avec l'Éducation nationale et avons signé une convention nationale avec France Travail. Mais la réforme de la formation exclut beaucoup d'entreprises. Cela a mis de nombreux organismes dans le rouge.
Le mot de la fin ?
Capitalisons sur nos atouts ! Sur la réduction de l'empreinte environnementale, l'énergie décarbonée, les fibres naturelles. Ne ratons pas le tournant de l'IA. Les PME sont très peu nombreuses à l'utiliser pour leur process industriel. Il faut leur mettre le pied à l'étrier avec tout l'écosystème régional. Enfin, on n'y arrivera que si l'on continue à se différencier. Et pour se différencier, il faut en permanence travailler sur notre innovation, notre R&D et nos atouts. L'environnement et l'IA sont des toiles de fond, c'est un préalable mais il faut déjà le digérer. À partir de là, il n'y a pas de raison que l'on ne s'en sorte pas. Comme je dis souvent : 'Make it happen' !
1. Source : URSSAF
La filière dans les Hauts-de-France
400 entreprises textile ou habillement, dont près de 250 de plus de 10 salariés
Plus de 13 500 salariés
Deuxième région française (20% des effectifs), après Auvergne-Rhône-Alpes
3 milliards d'euros de chiffre d'affaires
Le made in France, toujours en vogue ?
Aujourd'hui, la difficulté est de savoir quelle est la part de la population qui a changé son comportement pour acheter du fabriqué en France. Ces «X%» sont beaucoup venus en post-covid. Il y a eu une vraie prise de conscience. Le message à faire passer, c'est que made in France est bon pour le modèle social, et pour la planète. Mais ce qui est certain, c'est qu'il ne s'agit pas de culpabiliser ceux qui n'en ont pas les moyens.