Entreprises
Le recrutement en crise de confiance
Promesses non tenues, silences gênants, outils automatisés déshumanisants… Le recrutement est devenu un terrain miné où candidats, recruteurs et managers peinent à se comprendre. Une étude de l’EM Normandie, intitulée « Partenaires particuliers, comment l’idée de justice éloigne candidats, managers et recruteurs », identifie six principaux irritants qui alimentent frustrations et malentendus. Et souligne un enjeu de fond : plus qu’une question de process, le recrutement est devenu une affaire de lien.

Ghosting, mails automatiques, promesses floues… Le recrutement est devenu un champ de tensions où candidats, recruteurs et managers avancent à contre-courant. Une étude inédite de l’EM Normandie, menée en collaboration avec le collectif « SAV du recrutement », éclaire sur les malentendus qui minent cette relation tripartite. Elle met ainsi en lumière six principaux irritants qui polluent l’expérience du recrutement à la fois pour les candidats, les recruteurs et les managers. Elise Moron, CEO de Blendy (formation en recrutement), souligne « plusieurs maux profonds : le défaut de communication, d’authenticité, de transparence et de considération de chaque côté - candidat, recruteur, manager. Un peu comme dans une cour de récré, chacun pointe du doigt son voisin ».
Des expériences largement négatives
Premier constat : la frustration domine. Chez les candidats, retenus ou non, 63 % évoquent un vécu négatif. Du côté des recruteurs, le bilan n’est guère plus flatteur : 52 % expriment un sentiment de malaise. Seuls les managers affichent une satisfaction majoritaire (74 %), mais ils sont aussi 59 % à faire part d’une forme d’inquiétude. Pour comprendre les ressorts de cette insatisfaction, les chercheurs ont mis en place une méthodologie originale. Plutôt que de passer par des questionnaires classiques, le collectif « SAV du recrutement » a recueilli près de 70 témoignages sur un site dédié, ainsi qu’une vingtaine de cas de recrutement décrits tour à tour par des candidats, des recruteurs et des managers. Ces verbatims croisés permettent de dresser un état des lieux nuancé, à travers le regard de tous les protagonistes.
Six irritants récurrents
L’analyse de ces données fait apparaître six grands irritants. Le premier concerne l’usage massif des mails automatiques pour répondre aux candidatures. Cette déshumanisation du processus laisse une impression de négligence. « L'étude pointe le fossé grandissant depuis
une dizaine d'années sur les pratiques de recrutement : petit à petit, l'automatisation des processus a uniformisé et aseptisé le recrutement. C'est finalement paradoxal, mais la technologie doit remettre l'humain au cœur des pratiques pour réconcilier durablement candidats et recruteurs », commente Mathieu Penet, CEO de Yaggo (recrutement).
Deuxième point de tension : l’opacité des critères de sélection. Entre ce qui est affiché dans une offre et ce qui est vraiment retenu, l’écart est souvent important. Ce non-dit, expliquent les auteurs de l’étude, « génère un sentiment d’injustice chez les candidats et place les recruteurs dans une position délicate face aux attentes des managers ». Troisième irritant : les « approximations et exagérations ». Les entreprises enjolivent la réalité des postes ; tandis que les candidats, de leur côté, parfois aidés par l’IA, gonflent leur parcours. Ces torsions alimentent la méfiance de part et d’autre. Quatrième écueil : l’oscillation entre sélection et séduction. Les recruteurs sont sommés à la fois d’évaluer et de convaincre, ce qui brouille les repères.
Le cinquième point met en cause le marché du travail lui-même, qui impose ses propres règles : rareté des profils, pression salariale, concurrence entre entreprises qui « forcent souvent à des compromis insatisfaisants et injustes », notent les auteurs de l’étude. Enfin, le ghosting – la disparition sans explication d’un interlocuteur – concentre les griefs. Qu’il s’agisse d’un candidat, d’un recruteur ou d’un manager, chacun a déjà fait l’expérience de ce silence perçu comme un irrespect, voire une trahison.
Des conceptions divergentes
Mais le décalage le plus profond est ailleurs. « Nos travaux révèlent que candidats, recruteurs et managers ne partagent pas les mêmes définitions de ce qui est juste, explique Jean Pralong, professeur à l’EM Normandie et auteur de l’étude. Les candidats oscillent entre demande d’égalité des chances et aspiration à la reconnaissance de leur singularité. Les managers privilégient la performance immédiate et la réduction des incertitudes. Les recruteurs défendent l’objectivité tout en devant séduire les candidats. » Trois visions de la justice difficilement conciliables, qui nourrissent malentendus et tensions. Pour Elise Moron, « c’est aux managers et recruteurs de faire le premier pas, prendre du recul, questionner leurs pratiques et techniques, afin de les adapter au marché et attentes des candidats. Car on ne le rappellera jamais assez : Candidat n’est pas un métier ! » En revanche, recruter, oui.
Enfin, Laure Domingos, directrice conseil chez act4skills, (agence conseil en développement et communication RH, groupe Actual), résume l’enjeu : « Ce que révèle cette étude, c’est que le recrutement n’est plus une affaire de process. C’est une affaire de lien. Aujourd’hui, les candidats veulent être considérés, les managers veulent être rassurés, les recruteurs veulent être reconnus. Et tout cela ne se joue pas uniquement dans les outils ou les KPI, [indicateurs clés de performance], mais dans la capacité à créer un espace de confiance. » L'étude propose d'ailleurs une grille d’analyse pour auditer les pratiques et réconcilier efficacité et respect des attentes. Dans un contexte où « deux recrutements sur trois restent difficiles » rappelle l’étude, ces pistes méritent d’être suivies.