Société
Les Français ont l'assiette triste
Nourriture et plaisir ne vont plus nécessairement de pair. Contraintes financières, préoccupations environnementales, éthiques ou de santé se conjuguent pour faire de l'alimentation un sujet difficile pour les Français, montre une récente étude du cabinet ObSoCo.

Le pays de Rabelais et du « repas gastronomique français », reconnu patrimoine immatériel de l'humanité par l'Unesco, existe-t-il encore ? Pas sûr, à en lire la deuxième édition de l'étude « La France à table », intitulée « Tensions et mutations autour de notre rapport à l'alimentation », publiée le 11 juin. Réalisée par le cabinet d'études ObSoCo (Observatoire société et consommation) et éditée par la Fondation Jean-Jaurès, l'enquête enregistre de profonds changements dans les relations des Français avec l'alimentation. Quelques résultats en donnent la mesure et l'orientation : les Français qui considèrent que l'alimentation leur procure du plaisir restent majoritaires (57%), mais la proportion a baissé de 16 points par rapport à 2016. Ils sont 37 % à déclarer devoir restreindre leurs dépenses alimentaires pour des raisons économiques ; 43 % dînent seuls à la maison, contre 29 % vingt ans plus tôt ; 40 % d’entre eux estiment que la qualité des produits alimentaires s’est dégradée en cinq ans. Et 78 % jugent que « nous pourrions vivre en mangeant beaucoup moins »...
Au cœur de ces changements, « l’acte de se nourrir ne relève plus uniquement du choix ou du désir, mais aussi, pour une partie croissante de la population, d’une série de renoncements », selon l'étude. En fait, l'accumulation de plusieurs contraintes – parfois contradictoires entre elles – se conjuguent pour faire de l'alimentation un casse-tête. Il s'agit principalement des préoccupations environnementales, sanitaires, éthiques et sociétales. Mais avant tout, c'est la contrainte financière qui prime, jugée durable dans le temps par sept Français sur 10. Ils sont obligés de choisir en fonction du prix au détriment de la qualité, sauf pour certains produits spécifiques (pour les bébés, par exemple). En raison de cette contrainte financière, ils consomment des produits qu'ils jugent moins sains, se mettant en porte-à-faux avec une préoccupation largement partagée dans la population : celle de l'impact de la nourriture sur la santé.
Les consommateurs se préoccupent aussi de l'impact environnemental de leur alimentation : plus de 7 Français sur dix jugent la situation écologique préoccupante et font le lien entre leur consommation alimentaire et les enjeux climatiques . Dans le même sens, 77 % d'entre eux se disent sensibles aux questions sociales et sociétales liées à l’alimentation. Mais là aussi, la contrainte financière s'impose. « La montée en puissance des arbitrages budgétaires semble (…) freiner l’adoption de comportements plus responsables, en particulier en matière d’achat de produits bio ou locaux », selon l'étude. Laquelle recense aussi d'autres freins qui s'ajoutent à une « alimentation choisie ». En particulier, le manque de temps et la « charge mentale », notamment liée à la complexité de l'information sur la nourriture.
Les six tribus
Tous les Français ne réagissent pas et ne sont pas touchés de la même manière par ces différentes contraintes. L'étude distingue donc six profils extrêmement différents. Au total, 40% de la population est concernée par une forme de « déconsommation alimentaire ». C'est le cas des « contraints » (30 % de la population) dont les comportements alimentaires sont dictés par une « forte contrainte financière ». Ces comportements vont de pair avec une sensibilité aux enjeux de santé, une défiance dans le système agroalimentaire, une inquiétude pour l'avenir et un faible taux de satisfaction général face à l’existence. Les « désengagés » (10 % de la population) sont aussi concernés par la « déconsommation alimentaire ». Eux réduisent leur alimentation à sa « dimension fonctionnelle » et choisissent des aliments bon marché, même s'ils n'ont pas de contrainte financière particulière. « Leur désengagement s’inscrit dans un contexte plus large de pessimisme social et de sentiment de déclassement », selon l'étude. Ils n'ont pas de préoccupations sociales et environnementales fortes contrairement aux « contestataires » ( 10% de la population ). Ces derniers ont une approche de l'alimentation « fortement politisée ». Ils affichent un engagement éthique fort, qui s'oppose au modèle dominant. Leurs choix alimentaires sont dictés par des considérations comme l’environnement, le social et la cause animale déterminant les produits achetés (bio, alternative végétale) et les circuits de distribution choisis (circuit courts...). Ils n'y croisent pas les «conventionnels » (19 % de la population) qui maintiennent leurs habitudes et fréquentent les supermarchés. Cette population se distingue par un niveau de satisfaction élevé à l’égard de son existence et une « certaine sérénité » dans son rapport à l’alimentation, qui n'est compliqué ni par des contraintes financières, ni par des préoccupations excessives concernant l'impact de l'alimentation sur la santé.
Plus jeunes, les « vigilants » (12 % de la population) partagent l'optimisme des « conventionnels », mais leur conscience environnementale et sociétale est plus aiguë. Et ils sont attentifs à avoir une alimentation saine. Ils utilisent donc de nouveaux outils technologiques (applications anti-gaspillage, évaluation des produits..) et continuent d'aller dans les commerces traditionnels, mais se tournent plus vers les circuits de distribution alternatifs. Dernière catégorie, les épicuriens ( 19% des Français) développent un « rapport connaisseur et de plaisir à l’alimentation patrimoniale ». Plus âgés, aisés financièrement, ils ont une grande expertise de l'alimentation, privilégient la qualité au prix. Leur attachement aux circuits traditionnels (artisans, producteurs locaux) est lié à une défiance vis à vis de l'industrie agroalimentaire plus qu'à une attention à l'écologie. Selon l'étude, « les épicuriens incarnent une forme de résistance alimentaire traditionnelle, défendant une vision hédoniste et patrimoniale de l’alimentation française ».