Territoires
Voyage impressionniste dans ces lieux qui font la France
Boîte de nuit périurbaine, golf club, appartement Airbnb, réserve de musée… Le livre Nos lieux communs, écrit par des géographes, recense ces endroits où s’exprime la vie et l’économie contemporaines. Passionnant.
Boîte de nuit périurbaine, golf club, appartement Airbnb, réserve de musée... Le livre Nos lieux
communs, écrit par des géographes, recense ces endroits où s’exprime la vie et l’économie contemporaines. Passionnant.

Le bitume de l’ancien parking est désormais grignoté par des herbes folles. Certaines fenêtres sont
murées, des barrières métalliques ont été posées de façon désordonnée devant la façade. Le bâtiment,
perdu au milieu des conifères sur les hauteurs de Couzon-au-Mont-d’Or (Rhône), à une dizaine de
kilomètres au nord de Lyon, ressemble à un paquebot à l’abandon. Jusqu’en 2018, il abritait une
discothèque renommée, le Titan Xyphos Complex, accueillant jusqu’à 10 000 personnes chaque soir.
Le bitume de l’ancien parking est désormais grignoté par des herbes folles. Certaines fenêtres sont murées, des barrières métalliques ont été posées de façon désordonnée devant la façade. Le bâtiment, perdu au milieu des conifères sur les hauteurs de Couzon-au-Mont-d’Or (Rhône), à une dizaine de kilomètres au nord de Lyon, ressemble à un paquebot à l’abandon. Jusqu’en 2018, il abritait une discothèque renommée, le Titan Xyphos Complex, accueillant jusqu’à 10 000 personnes chaque soir.
Cet établissement fatigué, acheté en 1968 par un couple d’investisseurs, rappelle cette époque où l’on arrivait en voiture sur le parking en crissant des pneus et où l’on repartait, quelques heures plus tard, après avoir refilé les clefs, dans le meilleur des cas, à celui qui avait le moins bu. Ceux qui n’avaient pas encore le permis de conduire empruntaient la « navette », un minibus conduit par un videur à l’air patibulaire, qui grimpait à toute blinde la route en lacets menant à la discothèque, comme le raconte sur le site Rue 89 Lyon une habituée du « Titan » dans les années 1994-95.
Ces « discothèques démesurées » sont « venues éclairer une nuit périurbaine où les loisirs festifs étaient encore rares », décrypte la docteure en géographie et en urbanisme Martine Drozdz, dans un article consacré aux boîtes de nuit écrit pour l’ouvrage « Nos lieux communs » (Fayard, 2024) qu’elle a codirigé. La spécialiste documente le « déplacement de la fête hors de ses frontières historiques », alors qu’elle était « presque exclusivement urbaine et principalement parisienne jusqu’au 20ème siècle », écrit-elle.
Un nom en particulier a symbolisé la délocalisation du samedi soir : le Macumba, dont le premier exemplaire fut construit à Mauguio (Hérault), dans la banlieue de Montpellier. Désormais, les matériels de sonorisation portatifs promettent des « rave parties » en plein champ, tandis que les contrôles d’alcoolémie, reflet de l’intolérance croissante de la société à l’égard de la mortalité routière, ont fini par achever les discothèques de périphérie. Le dernier Macumba, à Englos (Nord), a fermé en février dernier.
Un paysage urbain et périurbain
« Nos lieux communs » comporte 115 notices de trois à quatre pages chacune, consacrées à des lieux où s’exprime la vie contemporaine, des endroits intimes ou collectifs, mal-aimés ou adulés, mis en valeur ou invisibles. L’agence immobilière, l’entrepôt Amazon, le quartier d’affaires, le golf club, la réserve de musée ou le data-center sont méthodiquement décryptés par les géographes choisis par les directeurs de l’ouvrage, Martine Drozdz et Fabrice Argounès.
Il en résulte un voyage impressionniste dans la France post-Trente Glorieuses, où le paysage périurbain occupe une place essentielle. Le pavillon et son rêve, vecteurs de bien des débats, sont victimes d’une « vision binaire », assure le géographe et urbaniste Éric Charmes, qui appelle à « sortir d’une opposition trop simpliste entre immeubles et pavillons ». Son corollaire, le permis de construire, « un rectangle aux cases standardisées » indiquant « bénéficiaire, nom de l’architecte, numéro de déclaration » voisine avec une affiche vantant un futur programme immobilier, dont les couleurs éclatantes contrastent avec le champ de boue sur lequel stationnent des engins de construction.
Le village, lui, a perdu son caractère rural, pour devenir « une des multiples extensions périurbaines » de la métropole, en d’autres mots « une banlieue déguisée en village ». Les auteurs croquent également l’entrepôt Amazon, l’aire de poids-lourds, ou le chantier de démolition, symbole de la « reconstruction de la ville sur la ville ».
Les géographes s’intéressent à l’évolution urbaine. La ‘rue de la soif’ « serait vraisemblablement apparue dans les années 1970, à Rennes, avant de devenir une expression consacrée ». Les auteurs racontent l’incompréhension, vers 1990, de Pierre Mauroy, maire de Lille, face à la multiplication des bars rue Masséna, près des anciennes halles : « Mais qu’est-ce qu’ils font ces gens, à minuit, à traîner dans les rues. C’est des chômeurs ? » Et son entourage de lui répondre : « Non, des étudiants, des professions libérales, des gens qui ont du temps. Les chômeurs n’ont pas les moyens d’aller rue Masséna ! » La vie nocturne urbaine, souvent dénoncée pour ses nuisances sonores, recèle un potentiel économique immense et participe à l’embourgeoisement des quartiers centraux.
Toujours dans les villes, la fontaine publique apparaît comme un objet de décoration. Au point qu’à Rome, une touriste qui se baigne et remplit une bouteille d’eau dans la fontaine de Trevi, scène observée par la géographe Christèle Allès, fait scandale. Pourtant, « cette incartade vient nous rappeler la fonction première et aujourd’hui perdue » du célèbre monument, « terminaison spectaculaire de l’aqueduc antique approvisionnant la capitale en eau potable », écrit l’autrice. Avec le réchauffement climatique, la fontaine, utile point de rafraîchissement, revient au goût du jour.
Dans un tout autre registre, l’autopont, moche mais pratique, génère une « ségrégation verticale ». On y « circule sereinement, en plein air, au-dessus du paysage urbain », tandis qu’« au-dessous, les sons résonnent et rebondissent ». L’ouvrage chronique aussi le bureau de vote, « un espace éphémère qui n’existe qu’une poignée de jours par an », doté « d’une micro-géographie interne très codifiée ».
Ces résumés de vie forment un ouvrage qu’apprécieront les amoureux de la géographie ou simplement les observateurs de la vie contemporaine. Comme un atlas sans cartes.
« Nos lieux communs », sous la direction de Michel Bussi, Fayard, 2024 (29 euros).