"Je refuse que la fatalité prenne le dessus": la "Halte femmes", un havre vital contre l'errance et le froid
Dehors, le vent de décembre s'engouffre sur le parvis et glace les passants. Paris grelotte sous le plan "Grand Froid". Mais une fois franchie l'entrée discrète de l'Hôtel de ville...
Dehors, le vent de décembre s'engouffre sur le parvis et glace les passants. Paris grelotte sous le plan "Grand Froid". Mais une fois franchie l'entrée discrète de l'Hôtel de ville, le bruit de la capitale s'étouffe.
Sous les voûtes de pierre et les chapiteaux corinthiens du salon des Prévôts et la salle des Tapisseries jadis lieu d'expositions, il y a une odeur de café, des chuchotements, et surtout une chaleur protectrice.
Depuis 2018, cette aile de l'Hôtel de Ville abrite la "Halte femmes", un accueil de jour et d'hébergement pour celles que la rue n'a pas épargnées.
Le vaste volume est découpé par des cloisons basses, grises et rouges, qui créent des îlots d'intimité.
"La priorité, c'est la stabilisation, car elles arrivent ici épuisées par la rue", explique Bénédicte Sancassani, responsable des lieux.
"Une prise pour garder son téléphone, une petite lumière le soir, on a essayé de recréer une petite intimité, on va dire, c'est des petits espaces de deux à quatre personnes", précise-t-elle.
Au milieu du murmure ambiant, Joyce, 68 ans, a construit sa forteresse.
Chapeau vissé sur la tête, entourée d'un rempart de sacs qui contiennent toute sa vie, elle dessine avec concentration.
Joyce est une tornade de vitalité, une artiste qui cite Napoléon, chante l'Italie. Mais derrière cette fantaisie qui lui sert d'armure, l'abîme affleure. Elle raconte, sans trémolos mais avec une crudité chirurgicale, la violence qui a jalonné son parcours. Elle parle de l'usurpation d'identité qui la prive de ses droits depuis "trois ans et un mois", de l'attente interminable d'un logement HLM ("38 ans de dossier").
Et soudain, au détour d'une phrase, l'horreur brute : ce viol collectif, "huit personnes", subi lors d'une hospitalisation passée. Une mémoire traumatique qui revient par bribes.
Pourtant, elle refuse de "s'effondrer". Le soir, elle ne dort pas ici — la Halte n'offre qu'une cinquantaine de lits. Elle a négocié sa place chez Utopia, "une association amie", sur un "canapé vert".
"C'est ma couleur, le vert", sourit-elle. Elle s'accroche à ces petits détails de dignité.
-Le visage vieillissant de l'errance -
Joyce n'est pas une exception. En parcourant la salle, un constat frappe les travailleurs sociaux : la précarité féminine a des cheveux blancs.
"On observe un vieillissement net de la population, ça va de 25 à 80 ans", s'alarme la responsable. On croise des grands-mères, corps usés par l'errance, jetées à la rue par des ruptures familiales, des deuils ou la maladie psychiatrique.
Depuis 2022, la fréquentation a explosé, passant d'une trentaine de femmes par jour à parfois plus de 70.
Face au froid, la mairie a étendu les horaires, ouvrant dès 9h le week-end, au-delà du créneau habituel de 10H à 18H en semaine.
"On ne peut pas pousser les murs, mais on étire le temps", résume Bénédicte Sancassani.
C'est cette angoisse qu'Esther tente de tenir à distance. À l'approche de la cinquantaine, emmitouflée dans une doudoune sombre, elle porte sur son visage les stigmates de l'insomnie. Quand elle évoque la Halte, sa carapace se fend. Les larmes montent, silencieuses.
Je me mets en mode noir
"La première fois que je suis arrivée, j'ai pleuré de soulagement", souffle-t-elle. "La rue, c'est très dur".
Pour survivre, Esther a développé une stratégie : l'invisibilité.
"Dehors, je suis incognito. Je me mets en mode noir, je me fonds dans la masse."
Elle se souvient du début de son errance: "pour échapper aux prédateurs, je ne dormais pas la nuit, je marchais, je prenais le métro".
Pour elle, ici, la non-mixité est "une bénédiction". "Entre femmes, on baisse la garde".
Esther souffre de vertiges, sa santé décline, mais elle tient bon. Elle aime rappeler l'origine de son prénom, cette reine biblique qui a sauvé son peuple. "Je refuse que la fatalité prenne le dessus", martèle-t-elle en séchant ses joues.
Elle fêtera ses 50 ans dans quelques jours. Son seul vœu ? Ne plus être "une valise qu'on trimballe".
18 heures approchent. L'accueil de jour va fermer. Celles qui n'ont pas de lit au dortoir vont devoir remettre leur manteau, ajuster leurs sacs. Et retourner affronter la nuit parisienne et le froid.
Djb/mat/dro
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